L'orgue
de Saint-Gervais à Genève (Orgelbau
Felsberg)
un essai de reconstitution d'un orgue du nord de la France au début du
XVIIe siècle.
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L'orgue de Jehan Titelouze
L’orgue du nord de la France à la fin du XVIe et au début du XVIIe est sûrement l’un des plus intéressants qu’ait connu ce pays. Il s’est développé dans une région extrêmement riche à l’époque, où on avait à cœur de soutenir les arts en général. Des artisans de premier ordre y travaillaient (Barbier, Josseline, Crespin Carlier, Le Heman, Villers etc.), exportant leur technique et leur savoir-faire dans toute la France, la Flandre (actuellement Belgique) et même Paris.
C'est cet orgue du début du XVIIe, du nord de la France et précisément de la Normandie, notamment sous l'influence de Jehan Titelouze, qui a été à la base de l'orgue français classique que l'on connaît bien. La différence entre l'orgue du début du XVIIe et celui d'après 1660 réside principalement dans le fait que ses jeux sont plus polyphoniques, plus aptes à jouer le répertoire vocal. Cet orgue promu par Jehan Titelouze était sûrement parmi les plus souples, les plus magnifiques et les plus efficaces qu'ait connu la France du nord en général.
Il n'y a pas à notre connaissance d'instruments originaux de ce type intégralement conservés. L'orgue de Saint-Gervais n'est donc pas une copie, mais une recréation et une interprétation à partir des éléments que nous avons vus et entendus. Par contre, il existe des buffets conservés intégralement. Rien qu'à Rouen, il y a Saint-Maclou, Saint-Patrice et Saint-Ouen; Saint-Vivien n'étant que partiellement conservé. Tous les buffets datent d'avant 1640, et sont d’une facture parfaite, sans parler de l’esthétique. Pour la partie instrumentale, c'est à Bolbecq (76) et à Juvigny (51) que nous avons trouvé le plus d'éléments susceptibles de nous aider.
A Bolbecq (construit par Leslie, alias Lesselier) nous avons trouvé l'orgue en cours de démontage en vue de sa restauration. Bertrand Cattiau, chargé de cette restauration, nous ayant autorisé à examiner l'instrument, nous avons pris autant de mesures que nous avons pu, tant sur la tuyauterie que sur le buffet et sur le sommier du grand-orgue encore conservés. Nous avons même pu examier et entendre quelques tuyaux de l'ancienne Flûte 4' de Pédale qui avaient été rendus au cours d'une ancienne transformation. Ces tuyaux avaient donc leur harmonie et leur accord d'origine. Leur son est clair et très propre.
L'orgue de Juvigny n'est pas en Normandie, mais par sa construction il se rattache à la facture de cette région. Grâce à Pascal Quoirin qui a magnifiquement restauré cet orgue, nous avons pu entendre un ensemble sonore comparable à ce que nous nous proposions de construire à Saint-Gervais.
Caractéristiques techniques
Les innovations apportées par Titelouze à l'orgue de son époque
sont principalement:
- une influence de l'orgue flamand, par le fait qu'il travaillait avec des facteurs
d'orgues de Flandre francophone (dont il était également originaire)
comme Crespin Carlier, Langhedul et Valeran de Heman;
- l'ajout généralisé du positif de dos et d'un grand pédalier.
L’étendue des claviers était dès la fin du XVIe siècle de 48 notes : CD – c’’’ (sans octave courte) et le pédalier de 28 ou 29 notes à partir du Do grave (étendue que Bach n’a connu qu’à Weimar).
Pour le son on peut s’imaginer quelque chose à mi-chemin entre
l’orgue brabançon et l’orgue espagnol, ou comme l’orgue
de la Flandre catholique où il existe d’ailleurs quelques orgues
anciens bien conservés (West
Cappel).
- Les principaux sont très polyphoniques et peuvent se jouer seuls (ce
qui n’est plus le cas après 1660 environ).
- Les flûtes imitent vraiment les instruments, se jouent seules ou mélangées.
- Les nasards (souvent à biberon) se mélangent aux flûtes
comme aux principaux.
- Le plein-jeu est plus ascendant que le classique et un peu plus fort.
Il est souvent accompagné de la tierce (principal) qui n'a pas
de reprises.
- Les trompettes ressemblent beaucoup aux anches intérieures espagnoles
et peuvent se mélanger aux fonds.
- Le cornet (assez étroit comme en Espagne) sert à jouer une ou
deux voix dans le dessus.
- À l’époque, il n’y avait pas de jeu de tierce flûté.
- Il y a également des jeux qui ont cessé d'exister par la suite,
comme la «Flûte d'Allemand» telle qu'elle est décrite
par Mersenne; l'unique exemple original se trouvant à Juvigny. La «Flûte
d'Allemand» reconstituée dans le positif de Saint-Gervais est certainement
la seule existante actuellement en Suisse.
L'énigme du répertoire et la polyphonie vocale
Souvent, quand on parle aux musiciens de l’orgue de ce temps, on entend dire qu’il n’y a pas de répertoire pour cet instrument, si ce n’est Titelouze (ce qui en soi ne serait déjà pas mal). En disant cela, on montre qu’on ne s’est pas préoccupé de savoir à quoi servaient tous ces orgues splendides, monumentaux dans certains cas (St-Ouen de Rouen, Air sur la Lys etc.), construits à grands frais.
Une partie de la réponse doit se trouver dans le fait que l’orgue de cette époque était totalement intégré aux voix. Tous les motets, messes et autres pièces chantées, étaient doublés de l’orgue. On y ajoutait souvent des instruments mais l’orgue était toujours présent. Il pouvait même jouer seul un passage qui était prévu pour les voix: il imitait alors autant que possible les paroles, comme le dit Titelouze dans sa préface des magnificats.
Pour réaliser le répertoire vocal à l’orgue, il
faut pouvoir jouer sur plusieurs plans à cause du croisement des voix.
On a alors l’explication de ces éléments particuliers de
l’orgue ancien du nord (influence de Titelouze) :
- absence de l’octave courte (plus tôt que dans le reste de l’Europe)
à cause précisément de l’exécution du répertoire
vocal sur l’orgue;
- claviers complets (pas de demi-claviers comme ce sera plus tard le cas);
- grande étendue du pédalier : CD – e’ (très
rare en Europe, même en Allemagne).
En réalité, la musique vocale de la région qui inclut la Flandre, la Picardie, la Normandie et l'Ile de France, autrement dit la polyphonie "franco-flamande", est l'une des sources de notre musique de clavier. En effet toute l'Europe du XVIe et du XVIIe siècle s'enthousiasme pour cette musique et l'adapte au clavier avec des ornements. En Italie, ces musiques polyphoniques inspirent les musiciens qui écrivent pour le clavier des pièces libres qui ont l'aspect d'œuvres vocales mises en tablature. On les appelle «Canzoni alla Francese» comme chez Gabrieli, et de telles pièces ont contribué en retour à la création d'une littérature propre au clavier dans toute l'Europe.
Paradoxalement cette région de Normandie-Flandre est très riche en musique vocale mais très pauvre en musique d'orgue. A croire que les organistes continuaient à jouer la musique vocale sans éprouver le besoin d'en écrire les adaptations pour l'orgue, en l’arrangeant et la diminuant à leur guise. Il y a peu d’exemples écrits en France mais on voit par la «Fantaisie» de Racquet, que Mersenne lui demanda d’écrire pour illustrer son livre et «pour l’exemple de ce qui se peut faire sur l’Orgue», que ce musicien, par sa maîtrise totale de la composition et sa grande virtuosité, ne devait rien avoir à envier aux musiciens contemporains du reste de l'Europe. S’il y a peu de musique écrite pour l’orgue en France (ce qui est une tendance générale dans ce pays), ce n’est pas parce que les musiciens ne savait pas écrire, mais parce qu’ils étaient selon toute vraisemblance en mesure de lire directement les partitions vocales.
Comme on le voit, un immense potentiel musical encore inexploité pourrait se révéler à l’étude et à l’utilisation de tels orgues. Le répertoire pour ces instruments serait alors de tout premier ordre, car en plus de la musique écrite spécialement pour l’orgue, on pourrait y jouer: Goudimel, Claude le Jeune, Du Caurroy, mais aussi Josquin des Prés, Clément Janequin, Cyprien de Rore, Jean Mouton, Roland de Lassus etc. Dans cette énumération on remarque qu’il s’agit presque uniquement de musiciens du nord, ce qui montre bien l’activité musicale de cette région. Les italiens, les espagnols, les allemands, eux, ont transcrit cette musique pour l’orgue et c’est bien sûr aussi une partie de ce qu’on pourrait jouer sur un tel instrument.
Un orgue très polyvalent
De plus, les orgues du XVIIe français sont plus aptes à jouer un large répertoire que ceux du XVIIIe. Il leur manque juste pour le répertoire allemand des registres de 16' de pédale, un compromis avec l'accord mésotonique, et une tirasse GO.
C'est pourquoi nous avons ajouté à la composition une Soubasse 16' et une Bombarde 16', dans le style de Gottfried Silbermann. Ce dernier a importé en Allemagne le Sifflet 1', le Cornet, les anches françaises, les bouches larges de certains jeux français dont il a généralisé l'usage, et une mécanique rationnelle inspirée de l'école française. Il nous a donc paru amusant de ramener des jeux de Silbermann dans un orgue français.
En ce qui concerne le tempérament, nous avons choisi une interprétation du tempérament de Schlick. Dans ce tempérament, les tierces majeures et les quintes des tons simples battent à peu près à la même vitesse, ce qui donne un effet similaire au mésotonique, mais avec de meilleures quintes et sans loup.
Beaucoup de musiques sonnent très bien sur un tel orgue, et à
vrai dire il est plus vite fait de dire ce qui fonctionne le moins bien:
- la musique nécessitant un très grand orgue,
- la musique du XIXe siècle français sauf quelques pièces,
- la musique de la fin du XIXe allemand, qui demande une grande pâte sonore.
L’orgue du nord de la France a des qualités universelles. S’il existe maintenant beaucoup de réalisations modernes ayant ce caractère universel, elles ont souvent pour base un orgue allemand ou romantique français (Cavaillé-Coll première période). Jusqu’à ce jour, peu d’orgues ont étés construits ayant pour base le XVIIe français. Ceci nous parait totalement incompréhensible (surtout en France) en regard de l’intérêt que présente ces instruments.